Roberto Saviano. Journaliste et écrivain italien condamné à mort pour son livre Gomorra: Dans le viseur de la camorra
« Le silence, c’est la mort. Et toi, si tu parles, tu meurs. Si tu te tais, tu meurs. Alors, parle et meurs. » Tahar Djaout
Bien que cette tirade soit vieille de dix-sept ans, on pourrait presque dire que son auteur, l’écrivain et journaliste Tahar Djaout, assassiné par les Groupes islamistes armés (GIA) le 26 mai 1993, l’a spécialement rédigée à l’attention de Roberto Saviano.
Roberto qui ? Journaliste et écrivain d’origine italienne, Roberto Saviano est l’auteur de Gomorra : Dans l’empire de la camorra, un roman enquête sur la camorra, cette redoutable organisation qui a fait du crime son fonds de commerce. Sorti durant le printemps 2006 aux éditions Mandadori (propriété de Silvio Berlusconi), le livre est un best-seller et son auteur n’arrête pas d’enchaîner les passages à la radio et à la télévision. Traduit dans plusieurs langues, il intéresserait même quelques pontes à Hollywood. Mais voilà, Roberto aurait bien aimé se passer d’un tel tapage. Quant au succès de son roman, il incommode Roberto plus qu’il ne le comble de bonheur. C’est que cet homme qui a osé décrire les pratiques criminelles de la camorra, cet homme qui a osé balancer publiquement les noms des grands et petits caïds, est désormais condamné à mort.
Aujourd’hui, Roberto Saviano vit comme un ermite entre Naples et Rome. Il ne se déplace que dans une voiture blindée, change régulièrement de domicile, filtre ses appels téléphoniques et a droit à la protection de trois colosses qui veillent sur lui 24 heures sur 24. Même en déplacement à l’étranger, ce jeune homme de 28 ans au crâne rasé, aux yeux ténébreux et au menton aussi sombre qu’une ardoise d’écolier, ne badine pas avec sa sécurité. Lorsqu’il s’est rendu, en septembre, dernier à Paris pour assurer la promotion de Gomorra, (une contraction des mots ghomore et camorra), son éditeur Gallimard a gardé secret le lieu de sa résidence et les journalistes qui souhaitaient interviewer Roberto Saviano ont dû se plier à quelques mesures de sécurité et de discrétion.
Dans la peau d’un condamné à mort
« Je sais que la Camorra n’oublie jamais, explique Roberto. Ils m’ont envoyé plusieurs lettres. Au début des années 90, il y avait une liste de noms qui circulaient. Cela a pris cinq ans, dix ans, tous y sont passés. » Si la Camorra n’oublie jamais, elle ne pardonne pas non plus. Depuis une trentaine d’années, plus 3700 personnes ont trouvé la mort dans le sillage de ce syndicat du crime. Créée à Naples au début du XIXe siècle, la camorra (la protection) compte quelque 7500 initiés qu’on appelle communément camorristes. Trafic de tabac et drogue, en particulier la cocaïne, jeux de hasard, paris clandestins, prostitution, tripots clandestins, extorsion de fonds, contrebande et contrefaçon, détournement de subventions publiques, la pieuvre camorriste étend ses tentacules bien au-delà de l’Italie.
Sa présence et son influence, sa nuisance pardi, touchent également plusieurs pays d’Europe. Contrairement à la cosa nostra, la camorra n’a pas de chef suprême. « C’est une organisation structurée en forme d’étoile, explique Roberto. À la différence de la mafia, elle n’a pas de juge de paix et le clanisme est sa seule religion. » C’est donc les secrets de ce Système (ainsi qu’on appelle l’organisation) de vastes truanderies que Roberto Saviano a entrepris de révéler au grand jour dans ce livre qui s’est déjà écoulé à plus d’un million d’exemplaires. Malheur lui en a pris. On ne touche pas à la camorra sans se brûler les doigts. Mais comment ignorer cette piovra lorsqu’on naît et grandit à Naples ? Car si les mafiosi tiennent la Sicile comme leur Mecque, les camorristes, eux, considèrent Naples comme leur territoire privé.
Bref, une sorte de Medellin à l’italienne.C’est ici donc, précisément à Casal di Principe, que naît, en 1979, Roberto Saviano. Fils d’un médecin urgentiste, il commence à nourrir une fascination pour le Système à l’âge où les pubères scrutent leurs premiers boutons d’acné. « Je suis né dans une terre de camorra, raconte-t-il, dans le lieu d’Europe qui connaît le plus de morts par assassinat, un territoire où la férocité est liée aux affaires, où rien n’a de valeur s’il ne génère du pouvoir. Où tout a la saveur d’une bataille finale. » Alors que ses camarades s’échinent sur les manettes des play-stations, Roberto, lui, écume les scènes de crime. Il raconte : « J’arrivais sur les lieux des crimes. J’étais tétanisé, les pores bouchés, l’estomac contracté, la respiration bloquée par la férocité des assassinats que je voyais. » Cette attirance précoce pour le goût du sang et l’odeur de la mort, très souvent violente, se muera plus tard en une passion dévorante. Tellement dévorante qu’elle causera son malheur.
Un diplôme de philosophie en poche, Roberto intégrera l’Observatoire de la camorra, un organisme de recherche exclusivement dédié à la pègre. Ici, Roberto Saviano se transformera en une sorte d’archiviste du crime, sous toutes ses formes. Avec la méticulosité d’un moine bénédictin, il consignera par écrit tout ce qu’il voit, tout ce qu’il entend, tout ce qu’on lui rapporte à propos de la camorra. En parallèle, il sera collaborateur à l’hebdomadaire L’Expresso, travaillera pour le compte de divers périodiques, signera plusieurs reportages et une fournée d’ouvrage sur le crime organisé. Avant de s’atteler, bien sûr, à la rédaction de son dernier ouvrage. À sa sortie, Gomorra a eu droit à un modeste tirage : tout juste 5000 exemplaires. Certes, le livre a recueilli quelques bonnes critiques dans les journaux, mais ce n’était pas assez, du moins pas suffisant, pour figurer parmi les meilleures ventes dans les librairies. Les ventes décollent vraiment le jour où Roberto repart dans sa ville natale, Casa Del Principe, pour participer à une réunion publique contre la violence.
Nous sommes le samedi 23 septembre 2006. Lorsque l’écrivain prend enfin la parole, il égrène un à un les noms des caïds locaux qui émargent pour le compte du Système. Il y avait là des représentants de la redoutable famille Schiavone, mais aussi Paolo Di Lauro dit « le Millionnaire », Carmina Alfieri, au doux surnom de « l’Enragé », Francesco Savione le sanguinaire ou encore Luigi Giuliano. Mieux, Roberto leur demande de quitter les lieux en les apostrophant ainsi : « Vous ne comptez pour rien. Vous ne valez rien. Eux fondent leur puissance sur la peur que vous inspirez. Eux doivent partir. » Le lendemain, le journal local, Corriera di Caserta, reproduit la liste déclamée la veille par Roberto Saviano.
Le rédacteur de l’article pousse même le sens du détail jusqu’à indiquer qu’un membre des Schiavone notait sur un calepin les noms de toutes les personnes qui applaudissaient Roberto lorsque celui-ci éreintait les parrains napolitains. C’en est trop. Pour la camorra, Roberto Saviano a commis l’irréparable, l’impardonnable. D’abord traité de bouffon, de balance, et même de clown, il sera bientôt harcelé, épié, surveillé et bien sûr, menacé de mort. Evidemment, lui qui connaît trop bien les méthodes des camorristes, ne prend pas ces avertissements à la légère. Dès la mi-octobre 2006 donc, il est mis sous protection policière. C’est que chez la camorra lorsqu’un contrat est lancé sur la tête d’une personne, cela signifie que celle-ci est morte. Peu importe le temps que cela prendra, cinq, dix, quinze, vingt ans, la sentence finira, d’une manière ou d’une autre, par être exécutée. Hélas, la liste des victimes est là pour rappeler que l’organisation tient ses promesses.
Le jeune rédacteur en chef du quotidien El Mattino, Gianfranco Siari, l’a appris à ses dépens. Le 10 juin 1985, le journaliste, spécialiste de la camorra, avait écrit un article sur une affaire impliquant Valentino Gionta et un autre mafieux, du nom de Lorenzo Nuvoletta. Moins de cinq mois plus tard, le 23 septembre, il est assassiné devant son domicile. Le prêtre Don Peppino Diana subira le même sort en 1994. Pour avoir osé organiser une marche anti-camorra, le jeune prélat sera tué le 19 mars de cette année-là dans l’église de Casal di Principe.
LA CAMORRA C’EST UN PEU LE GIA
On ne défie pas impunément la camorra. On ne s’oppose pas aux parrains sans courir le risque de recevoir une balle dans la tête ou en plein cœur. Ainsi, Saviano se souvient d’un sordide fait divers qui s’est déroulé à Naples le 21 janvier 1995. « La tête de la victime est posée sur le siège arrière de sa voiture. L’homme a été décapité avec un couteau dentelé. Les tueurs ont aspergé sa tête d’essence, et l’ont fait exploser. » La camorra, c’est un peu le GIA : elle tue pour punir, exécute pour donner l’exemple et mutile pour frapper les esprits. Extrait du livre : « On a coupé les oreilles qui ont entendu où se cachait le parrain, brisé les poignets et les mains qui ont touché l’argent, énucléé les yeux qui ont vu, arraché la langue qui a parlé. La face défoncée, la face perdue aux yeux du Système, quand un homme a fait ce qu’il a fait.
Les lèvres scellées par la croix ; fermées à tout jamais par ce à quoi on a cru et qu’on a trahi. » Terrifiant ? Il y a pire. Cet autre passage du livre relatif à un secteur, celui de la drogue, qui rapporte aux parrains plus de 500 000 euros de gain par jour, donne encore une autre idée sur l’étendue du registre des camorristes. « Après s’être injecté sa dose d’héroïne, un jeune drogué a commencé à se sentir mal et il est tombé à terre. Le type qui la lui avait vendue, un individu vêtu avec élégance et portant des chaussures de sport de grand luxe, lui a fait un massage cardiaque du pied, sans le toucher, avant de dire dans son téléphone portable : ‘‘il est mort. Faites les doses plus légères’’. »
Mais ne pensez pas que notre homme éprouve des remords ou des regrets, tremble de peur à l’idée de se faire occire ou envisage de tout laisser tomber pour fuir dans un coin reculé du monde. Partir, dit-il, cela voudrait dire leur donner raison. Il conçoit son combat comme acte de résistance. « Les parrains font circuler des menaces et rumeurs pour me démolir, mais tant que je suis au centre de l’attention publique, je n’ai pas peur. Le problème se posera plus tard. J’attends le pire, même si je ne sais pas quel visage il prendra. Plus que les balles, je crains les diffamations qui visent à décrédibiliser mon propos et m’accusent d’avoir tout inventé pour me faire de la publicité ou me garantir une carrière politique. »
Justement, pour ne pas le laisser seul face à ces bourreaux, l’écrivain Umberto Eco a laissé un cri d’alarme : « Ne laissons pas Saviano seul comme nous avons laissé Falcone et Borsalino », s’est exclamé récemment l’auteur du Nom de la Rose. En effet, les deux juges anti mafia avaient été liquidés par cosa nostra. Le premier a péri dans un attentat à la voiture piégée le 23 mai 1992, tandis que le second subira le même châtiment le 19 juillet de la même année. Robert Saviano a-t-il peur de mourir ? Non, il veut juste continuer à vivre et à pouvoir écrire.
- PARCOURS
Titulaire d’une licence en philosophie à l’université de Naples Federico II, où il a été l’élève de l’historien méridionaliste Francesco Barbagallo, Roberto Saviano (né en 1979 à Naples) fait partie d’un groupe de chercheurs de l’Osservatorio sulla Camorra e l’Illegalità et collabore avec l’hebdomadaire L’Espresso. Ses récits et reportages ont été publiés sur Nuovi Argomenti, Lo Straniero, Nazione Indiana, Sud, et sont inclus dans différentes anthologies, dont Best Off, Il meglio delle riviste letterarie italiane (Minimum Fax 2005), et Napoli comincia a Scampia (L’Ancora del Mediterraneo 2005). En 2006, pour son premier roman Gomorra, il reçoit le prix Viareggio, le prix Giancarlo Siani et le prix Stephen Dedalus. Suite à la sortie de ce livre sur la camorra, l’organisation mafieuse napolitaine, Roberto Saviano est menacé de mort et bénéficie d’une protection policière.
Samy Ousi-Ali
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